La bataille d’Edmonton pour sauver le français

2020-08-08 01:22:31

La bataille d’Edmonton pour sauver le français

Crédit : L'actualité

Un nouveau front vient de s’ouvrir dans la bataille pour la survie du français au Canada. Cette fois, le point chaud se transporte à la Faculté Saint-Jean, à Edmonton. Le seul campus francophone à l’ouest du Manitoba est menacé de démantèlement.

Le premier coup de semonce est venu en mai. La Faculté Saint-Jean fait partie de l’Université de l’Alberta, qui est aux prises avec de très sévères mesures d’austérité. L’Université proposait donc de supprimer 180 des 420 cours offerts par la Faculté. La communauté francophone a rué dans les brancards. Grâce à sa campagne Sauvons Saint-Jean, elle est parvenue à réduire les coupes à « seulement » 70 cours.

Mais plusieurs soupçonnaient qu’il y avait anguille sous roche. Jeudi dernier, le doyen Pierre-Yves Mocquais a confirmé la rumeur : l’Université veut réduire le nombre de facultés de 18 à 6. Des neuf scénarios envisagés, six prévoient le démantèlement de la faculté établie dans le quartier Bonnie Doon d’Edmonton depuis 112 ans et le rapatriement des cours dans le campus principal, à six kilomètres de là, au sein des facultés existantes (toutes de langue anglaise).

« L’heure est grave », dit Sheila Risbud, la présidente de l’Association canadienne-française de l’Alberta (ACFA), un organisme fondé en 1926. « Mon fils aîné a fait sa première année de génie à la Faculté Saint-Jean. Sa sœur vient d’y commencer son bac en éducation. »

Le français n’est pas anecdotique en Alberta : 268 000 Albertains parlent français — 6,7 % de la population —, dont 80 000 Franco-Albertains de langue maternelle, selon le recensement de 2016. C’est beaucoup plus que l’ukrainien, le polonais ou l’allemand — les troisième et quatrième langues les plus parlées sont le tagalog (philippin), avec 134 000 locuteurs, et l’espagnol avec 104 000.

Pilier de la communauté franco-albertaine, la Faculté Saint-Jean est une bibitte particulière dans l’Université. Le campus fournit aux étudiants francophones un environnement immersif multidisciplinaire de niveau universitaire. On y enseigne le génie, l’éducation, les sciences, l’administration et les sciences infirmières. Dans le cas d’un démantèlement, les cours en français seraient rapatriés sur le campus principal et répartis dans les diverses facultés anglophones — un retour à la situation qui prévalait dans les années 1960.

Jusqu’en 1976, la Faculté était un collège classique des Pères oblats, qui l’ont vendu cette année-là à l’Université de l’Alberta. Celle-ci s’est alors engagée à maintenir l’établissement francophone au sein de l’université anglophone. Selon Sheila Risbud, les plans de l’Université de l’Alberta ne respectent ni l’esprit ni la lettre de l’entente initiale, qui prévoit que l’Université est censée exploiter, développer et entretenir l’établissement. « Ce qu’elle ne fait pas. Quand on en parle aux ministres, ils nous disent de parler à l’Université. L’Université nous renvoie aux ministres. C’est fini, le ping-pong. »

Ce projet de démantèlement, s’il suit une logique strictement comptable, manque de vision d’ensemble. Cela fait des années que l’Université de l’Alberta se vante d’offrir un campus immersif francophone, et voilà qu’elle envisage de le fermer. De plus, cet établissement a le vent dans les voiles et se porte même mieux que le reste : la fréquentation a augmenté de 40 % depuis 2014 pour atteindre 1 000 étudiants, soit autant que ce que vise la future Université de l’Ontario français à Toronto, dans une province qui compte beaucoup plus de francophones.

Un démantèlement serait d’autant plus insensé que le campus Saint-Jean est un des piliers du Quartier francophone d’Edmonton, où 34 % de la population est de langue maternelle française (c’est plus qu’à Sudbury). Au cœur du Quartier, sur la 91e rue, on retrouve le campus Saint-Jean, la Cité francophone (un centre culturel, communautaire et commercial) et le Conseil scolaire du Centre-Nord. C’est d’ailleurs la Ville d’Edmonton qui a créé par règlement le Quartier francophone pour en favoriser le développement économique.

« C’est un vilain coup », dit Jean Johnson, le directeur général du Quartier francophone (et par ailleurs président de la Fédération des communautés francophones et acadienne du Canada). La Faculté génère beaucoup d’allées et venues dans le quartier, où la proportion de commerces francophones a triplé, passant de 3 à 10 %. « Les gens s’affichent de plus en plus en français. Ils embauchent du personnel bilingue. Si le démantèlement a lieu, les commerces, les associations et les organismes vont perdre un bel acquis de manière définitive. »

Les francophones de l’Alberta fourbissent donc leurs armes pour ce qui pourrait être une dure et longue bataille. Sheila Risbud croit qu’il faudra une mobilisation aussi intense que celle des Franco-Ontariens pour le sauvetage de l’hôpital Montfort, à Ottawa, de 1997 à 2001.

Les Franco-Albertains ont deux atouts dans leur jeu. Le premier est le contrat qui a créé la Faculté en 1976. Or, les Oblats ont transféré leur mandat de surveillance à l’Association canadienne-française de l’Alberta en 2013. Ce qui signifie que l’organisme militant est officiellement mandaté pour surveiller la Faculté. Plus qu’un simple poids moral, l’ACFA détient un pouvoir de vérification.

Le second atout, c’est le jugement récent de la Cour suprême du Canada en faveur des conseils scolaires francophones de Colombie-Britannique, dont j’ai parlé en juin dernier. Ce jugement dit non seulement que les francophones ont droit à l’éducation en français s’ils sont en nombre suffisant, mais surtout que la province ne peut contester ce droit sous prétexte que ça coûte cher ! Le service aux minorités fait partie de la définition de ce qui est canadien (je résume). Ce jugement, qui s’appuyait sur l’article 23 de la Charte canadienne des droits et libertés, concernait l’éducation primaire et secondaire, mais Sheila Risbud serait prête à aller en cour pour voir si cette même logique ne s’applique pas aux études postsecondaires.

Ce n’est pas la première fois que les Franco-Albertains devront se battre ni la dernière. La province, au lourd passé orangiste, c’est-à-dire anticatholique et francophobe, s’est déclarée officiellement de langue anglaise. Or, le français est la plus ancienne langue européenne parlée sur le territoire. Plus de 2 000 noms de lieux sont d’origine française, et le français est la langue de plus de 20 % des habitants dans plus de 75 communautés. « Il y a probablement beaucoup plus de francophones encore », ajoute Sheila Risbud, qui attend avec impatience les résultats du recensement de 2021.

Sur le plan institutionnel, les Franco-Albertains ont fait beaucoup de progrès depuis 15 ans, ce dont il faut se réjouir. La province s’est dotée d’un secrétariat francophone et d’une politique de services en français, quoiqu’elle refuse toujours de créer une loi sur les services en français, comme en Ontario, alors que les francophones y sont plus importants en proportion.

L’autonomie administrative de la Faculté Saint-Jean sera certainement le grand défi de la prochaine décennie. « Il faudra peut-être recourir aux tribunaux, mais je préférerais une solution politique qui assurerait à la Faculté Saint-Jean son autonomie administrative et académique. Il faut un nouveau modèle de gouvernance », dit Sheila Risbud.

En dehors du Québec, trois établissements universitaires jouissent d’une pleine autonomie : l’Université de Moncton au Nouveau-Brunswick, la nouvelle Université de l’Ontario français à Toronto et l’Université de Saint-Boniface au Manitoba. Leur statut leur permet d’offrir aux étudiants et aux professeurs un environnement totalement francophone et la pleine indépendance administrative. Le campus Saint-Jean a les mêmes problèmes que l’Université Laurentienne à Sudbury et l’Université d’Ottawa. Celles-ci sont officiellement bilingues, mais la partie anglophone est toujours « plus égale » que la partie francophone. Mentionnons le cas de la petite Université de Hearst, dans le Nord de l’Ontario, rattachée à l’Université Laurentienne selon un statut fédératif qui lui assure une autonomie de facto. C’est la formule que privilégierait Sheila Risbud.

Le manque d’autonomie signifie que la partie francophone, constamment remise en question, doit justifier son existence sans répit. Elle reçoit moins que son dû en investissements. Et le couperet administratif l’écorche plus souvent qu’à son tour. « Le financement n’a jamais suivi », déplore Jean Johnson, qui a étudié au collège classique en 1972, du temps des Oblats, et qui a dû obtenir son diplôme d’enseignant à la « Faculty of Education of the University of Alberta ». « La Faculté Saint-Jean est étouffée par l’incompréhension. Ils ne comprennent pas. »

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